C’est l’histoire d’un projet qui a débuté avant la crise du Covid, lorsque Philippe Cohen Solal croise la route du chanteur syrien Hamam Khairy, ayant trouvé refuge à Paris. Et puis avec la pandémie, et son confinement consécutif, tout va s’accélérer. Dès lors, le point de vue se précise. « Le monde changeait, avec notamment une prise de conscience du coût écologique qu’entraînent les voyages. Ça m’a conforté de continuer dans cette voie. » Laquelle ? Enregistrer des musiciens du quartier où il vibre depuis plus de trente ans.
Et c’est ainsi que le globe-trotter producteur va rayonner à quelques pâtés de maisons de chez lui pour dénicher ses futurs partenaires. Au centre du Kurdistan où il rencontre Rusan Filiztek, chez son barbier turc qui le connecte aux deux rappeurs Uzay, dans les salons de coiffure africains où on lui indique d’autres bons plans, à la résidence des Récollets où il fera coup double, avec Sarah McCoy et la famille Ibrahimi, ayant fui Kaboul aux mains des Talibans, ou encore à la mairie de son arrondissement. Sans parler des coups du hasard, comme la rencontre avec CharElie Couture, qui habite Gare de l’Est, ou Judith Chemla, qui a sa fille dans la même école que son fils. Autant de pistes à suivre qui vont peu à peu s’accumuler pour constituer au final ce disque.
S’il peut s’entendre comme un aboutissement, cet album s’inscrit néanmoins dans la suite logique pour Philippe Cohen Solal, dont la carrière est jalonnée de collaborations enrichissantes, qu’il cultive depuis des lustres, qui le cultivent tout autant. Qu’il s’agisse de Gotan Project, Boyz From Brazil ou encore Keziah Jones, tous ses disques sont nés dans son quartier. Depuis ses débuts, le producteur a en tête un recueil référence, My Life in the bush of Ghosts de Brian Eno et David Byrne, la remise en perspectives du monde des musiques au prisme des manipulations électroniques. L’autre album qui fait référence ici est le Duck Rock de Malcom McLaren, soit la bande-son de New York, avec les communautés latino, haïtienne, hip-hop, ambient etc., qui lui aussi témoigne d’un monde en mutation à l’orée des années 1980.
Quarante ans plus tard, c’est de cette oreille qu’il faut écouter 75010, le portrait composite d’un quartier, dont le fil conducteur sont les mélodies qu’il a tissées, et une diversité esthétique qui a pour unité de lieu le studio rue Martel, où tout a été capté. Au final, ces neuf compositions originales auxquelles s’ajoutent deux reprises, donnent à voir et entendre les vibrations d’un arrondissement peuplé de quelque 70 communautés, où le son peut surgir aussi bien d’un restaurant indien que d’un coiffeur ivoirien. Soit une bande-son en parfaite adéquation avec les questions qui hantent l’actualité, notamment celles de l’immigration et des identités. Paris, ville cosmopolite par nature, s’est toujours enrichie de la présence de l’autre, avec tout ce qu’il a apporté dans ses bagages. On peut naître là-bas et être d’ici.
C’est tout l’enjeu, entre les lignes, de ce projet basé sur le brassage des cultures dans un tout petit périmètre. En d’autres termes se faire l’écho d’une créolisation à l’œuvre dans toutes les capitales du monde, où le global et le local, loin de s’annihiler, accouchent d’une culture en devenir.