Artiste
Il n’y a aucun doute sur les émotions profondes qui traversent Shiraz, le premier album de Dhafer Youssef, en tant que leader sur le label ACT.
Ses sentiments d’amour et de gratitudes sont bel et bien présents, mais il les imprègne aussi de lumière et d’obscurité. Les morceaux du vocaliste tunisien ont une intimité particulière, bien plus marquée que dans ses œuvres précédentes, car l’histoire racontée ici est certainement la plus personnelle de toute sa carrière. L’album est particulièrement dédié à son épouse, Shiraz Fradi : ce dernier évoque leur relation fusionnelle et les différents événements qu’ils partagent depuis qu’ils sont ensemble.
Dhafer Youssef est notamment connu comme l’une des voix musicales les plus singulières de notre époque ; son art transcende les frontières, les langues et les genres. Dès son enfance en Tunisie, il se familiarise avec la tradition Soufie de la musique islamique. La plupart des chansons y parlent d’amour, d’une compréhension mystique de l’existence humaine et de la spiritualité derrière la réalité. Ces thèmes éveillent sa curiosité, mais il ne faut pas longtemps avant qu’un endroit comme Téboulba, dans la région du Sahel, devienne trop étroit pour un jeune homme dont l’esprit est omnibulé par en découvrir davantage sur le monde.
Dhafer Youssef quitte la Tunisie en 1990 et arrive à Vienne où il commence d’abord par nettoyer les fenêtres, faire la vaisselle et travailler comme serveur. Tout doucement il tisse son réseau, jusqu’à ce qu’un groupe de théâtre le mette en contact avec des musiciens locaux.
Ce qui le distingue avant tout en tant que musicien, c’est sa vision très claire de la manière dont sa musique devait résonner : ancrée dans les traditions de la musique arabe et du soufisme, sa musique reste tout de même ouverte aux sonorités contemporaines – et ces influences proviennent de sources variées : le jazz, la musique de chambre, le rock ou même la musique électronique. Avec ces idées et cette vision, le nouvel arrivant trouve rapidement sa place. Il ne faut pas longtemps avant que des musiciens de renoms tels que Christian Muthspiel, Renaud Garcia-Fons ou encore Markus Stockhausen ne jouent dans ses groupes. A partir de là, sa progression est rapide, les salles deviennent plus grandes et les projets plus ambitieux.
En plus de ses collègues européens comme Eivind Aarset, de grands noms américains comme Marcus Miller et Herbie Hancock rejoignent l’aventure. Le premier contact de Dhafer Youssef avec Act eut lieu en 2006, à l’occasion de l’album hypnotique et aux multiples nuances Homescape de Nguyên Lê.
Cependant, l’événement le plus important dans le passé récent de Dhafer Youssef ne concerne pas la musique, du moins pas au premier abord : à la fin des années 2000, il rencontre la réalisatrice et directrice tunisienne Shiraz Fradi – une rencontre qui, comme il le dit, bouleverse sa vie : les deux finissent par se mettre ensemble. Le maître de l’oud, jusque là extrêmement agité, devient davantage ancré et centré. Tout allait bien… jusqu’à ce que la pandémie du coronavirus arrête tout.
C’est Shiraz et sa vision du monde qui aide Dhafer Youssef à préserver sa créativité durant cette période. Il confie alors « Shiraz est une réalisatrice sensible : elle voit la vie comme un cinéma, comme si mes journées étaient transformées en scènes sans fin, et j’étais condamné ou peut-être béni, à composer de la musique sans interruption. La musique, les cinéma et l’écriture sont devenus le rythme de notre quotidien. »
Juste après le Covid, la vie change de nouveau – de manière inattendue et dramatique – comme le rappelle Dhafer Youssef : « Shiraz a été diagnostiquée d’un cancer. Mais face à cette réalité, elle a rejeté le mot « combat ». Au lieu de cela, elle a dit : « J’embrasse un nouveau voyage. ». Et elle l’a traversé avec une grâce et une résilience qui continuent de l’inspirer. Pourtant, cette période s’est aussi avérée être un immense défi : “La troisième séance de chimiothérapie a été un moment que je ne pourrai jamais effacer. Je suis rentré dans la pièce : le corps de Shiraz était là, mais son âme s’était éloignée ailleurs. Je l’ai regardé ; mais mon regard n’a pas eu de réponse. Elle pleurait et j’étais impuissant, perdu. Seule la musique pouvait l’atteindre, l’apaiser, la ramener parmi nous. Et c’est là que j’ai compris : mon prochain album ne pourrait porter qu’un seul nom : Shiraz. Pour elle, je pourrais écrire des livres entiers – sur les portes qu’elle a ouvertes, sur la lumière qu’elle a apportée. Mais ici, je veux simplement la célébrer : son parcours, sa grâce. »
Enregistré avec un groupe de jeunes musiciens – le pianiste Daniel García, le trompettiste Mario Rom, le bassiste Swaéli Mbappé, le batteur Tao Ehrlich et le guitariste Nguyên Lê – les neuf morceaux de l’album retracent les émotions vécues par Dhafer Youssef. « La musique reflète ce que Shiraz pense et entend », explique-t-il. Generalife Gardens, par exemple, évoquent le duo de flamenco Lole y Manuel de leur époque en Espagne. D’autres morceaux, comme The Epistle Of Love, évoluent d’introductions douces vers des fins joyeuses. De véritables films pour les oreilles plutôt que pour les yeux. Les auditeurs remarqueront ces changements : l’oud acquiert l’intimité de la musique de chambre et sa voix gagne en importance - hymnique dans Shajan, tendre dans Rose Fragrance, explosive dans Eyebling And Eternity.
Derrière l’histoire très personnelle de Shiraz, la musique de l’album et plus généralement celle de Dhafer Youssef, a une importance culturelle qui pourrait être aujourd’hui plus importante que jamais : elle incarne le dialogue entre héritage et modernité. Dans une époque marquée par la division et le bruit, sa musique offre connexion, silence et transcendance. Elle nous rappelle que l’art peut être un pont entre l’est et l’ouest, entre l’individu et le collectif. Elle témoigne que l’identité n’est par un enfermement mais une expansion, une célébration de la multiplicité et de l’unité.
Pour elle, je pourrais écrire des livres entiers – sur les portes qu’elle a ouvertes, sur la lumière qu’elle a apportée. Mais ici, je veux simplement la célébrer : son parcours, sa grâce. Shiraz, le nouvel album de DHAFER YOUSSEF, porte tout simplement le nom de son épouse. Au delà de l’intime évident que recèle cet album, sa musique incarne le dialogue entre héritage et modernité et célébre à la fois la multiplicité et l’unité.
DHAFER YOUSSEF présente Rose Fragrance, le premier extrait de son nouvel album Shiraz, à paraitre le 14 novembre. Cet album, qui plonge dans l’intime, s’est constuit comme une ôde à son épouse. L’oud acquiert lui aussi l’intimité de la musique de chambre et sa voix gagne en importance particulierement tendre dans ce premier extrait Rose Fragrance.